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الاثنين، 6 فبراير 2017

L’identité amazighe aux Canaries

L’identité amazighe aux Canaries :
l’historiographie des origines

Bien que les archéologues n’aient pas encore pu en préciser la date exacte, les sept îles de l’archipel canarien ont été peuplées par leurs premiers habitants à un moment qui se situe vraisemblablement dans la seconde moitié du premier millénaire avant l’ère chrétienne. La période, les circonstances, les modalités et les causes de cette émigration restent des sujets d’interrogations dans l’histoire canarienne.

Les premières réponses sont apparues dès la fin de la conquête espagnole des îles, vers la fin du xve siècle, et celles-ci se sont multipliées avec le développement de l’historiographie moderne. Les auteurs qui ont exploré le passé des îles n’ont cependant pas pu définir clairement quelles étaient les véritables origines des Canariens, laissant ainsi planer l’incertitude. Il s’agit ici d’une question fondamentale puisque l’origine est un élément central au sein des processus de construction des identités ethniques et nationales. Les réponses, souvent hésitantes, qu’elle a reçues impliquent non seulement la science historique mais aussi l’ensemble de la société canarienne, avide de satisfaire ce besoin d’histoire.
3.Même si les données actuelles amènent généralement les auteurs à conclure à une provenance nord-africaine des premiers Canariens (ce que les premiers chroniqueurs de la conquête considéraient comme un fait incontestable), les nombreuses hypothèses que la question de l’origine des habitants des îles a suscitées ont conféré à différents peuples le statut de premier occupant. À côté des Berbères, c’est le cas des Égyptiens, des Celtes, des Ibères, des Puniques, des Perses, des Romains, des Vandales et même des Atlantes, naufragés du cataclysme qui frappa leur continent.

Bien que jugée comme l’hypothèse la plus sérieuse, la berbérité des premiers habitants posait problème. Les caractères généralement attribués aux Berbères, vus comme des bergers ou des paysans primitifs ayant peu évolué au cours d’une histoire millénaire, parlant une langue étrange et confondus avec les Arabes ou les Moros2, faisaient obstacle à leur identification comme ancêtres. On jugeait les recherches archéologiques les concernant trop pauvres pour être mises en avant ou revendiquées. Ils souffraient des connotations négatives que l’imaginaire occidental associait à l’Afrique et au monde arabo-islamique.

Pourtant, dans ce processus de constitution de l’identité canarienne, les Berbères sont restés le principal référent dans de nombreux discours historiographiques, même si ces derniers étaient parfois contradictoires. Dans l’établissement de ce lien entre identité canarienne et identité berbère, la berbérité supposait nécessairement un passé guanche3. Le Guanche, même s’il est l’indigène, est aussi aux Canaries le premier immigrant, pourvu d’une identité antérieure. La berbérité est donc devenue l’identité des ancêtres des Guanches et, en fin de compte, des Canariens en général. Cette précision n’est pas anecdotique puisque l’introduction du Guanche dans les discours sur l’identité canarienne a dépendu de catégories, d’intérêts et d’imaginaires qui ont évolué au cours du temps. Identité berbère et identité guanche se retrouvent toujours, quoique avec des modalités et des sens différents, dans les études, les débats, les interprétations et les explications concernant l’histoire la plus ancienne des Canariens et la construction de leur identité. Cet ensemble de textes qu’on peut définir comme une « historiographie des origines » n’inclut pas seulement la production scientifique et académique mais aussi ce qu’on peut appeler une « historiographie militante ».

Nous utiliserons ici les termes Guanche, Berbère et Amazigh, comme autant d’ « identités historiques » qui font référence à des collectifs que l’historiographie a constitué en objets de connaissance. La mise en œuvre d’un discours particulier, développé dans un contexte historique colonial, a permis d’articuler ces identités. Ce discours a constitué un espace où ont pu s’insérer tous les éléments matériels qui sont considérés comme caractéristiques de ces identités. Il a aussi généré des catégories, comme la tribu, la race, la langue, le peuple, l’ethnie, la nation ou la culture, autour desquelles se sont articulées les identités qu’on étudie ici. Cette perspective théorique part du présupposé que l’identité berbère ne s’est pas construite à partir d’éléments matériels et visibles permettant de la reconnaître, les identités collectives n’étant pas des réalités attendant d’être reconnues par les sujets historiques. Au contraire, les matériaux qui caractérisent ces identités (comme les caractéristiques physiques, la langue...) ne sont que la base d’un processus qui articule des identités et construit la réalité historique à partir de la mise en scène d’un discours très précis. Ce sont les circonstances qui expliquent les fluctuations de l’usage de la berbérité dans l’historiographie et non la découverte de nouveaux matériaux empiriques.

Nous tenterons donc d’analyser la manière dont l’historiographie des origines des Canariens a incorporé l’identité berbère et les raisons pour lesquelles elle l’a fait. Nous verrons comment ce processus a dépendu de l’action des différents discours qui ont donné un sens au lien entre ces deux identités et finalement comment l’ensemble de ces processus historique et historiographique a contribué à la construction de l’identité canarienne. Bien que notre attention se concentre sur la dernière période de cette longue évolution, il faut aborder sa genèse afin de définir son développement dans le temps.
La construction de la berbérité et son écho aux Canaries (1830-1939)

Les premiers textes européens sur les Canariens mentionnent une provenance africaine en se fondant sur certains indices comme le rapprochement avec le continent, l’influence de la cosmogonie judéo-chrétienne et des ressemblances culturelles, notamment linguistiques, présentes chez les populations dites « barbaresques ». Plus tard, des écrivains canariens des Lumières, comme Porlier (1722-1813) ou Viera y Clavijo (1731-1813) ou d’autres, français, comme Bory de Saint Vincent (1778-1846), ont introduit dans cette thèse l’origine atlante et les récits classiques sur l’Extrême Occident, rattachant ainsi l’archipel à la prestigieuse tradition gréco-latine (Farrujia de la Rosa, 2004, 89 sq. et 2010, 117).

Cette origine africaine ne supposait pas d’identité précise, seulement une certitude géographique. Ce n’est que vers la seconde moitié du xixe siècle que les acteurs de ce peuplement sont devenus l’objet d’un intérêt soutenu. Cette curiosité s’est développée dans le milieu académique et scientifique français, loin des Canaries. Les anthropologues Broca, Hamy et Quatrefages ont comparé des vestiges archéologiques découverts dans les Canaries avec d’autres, trouvés en Europe et en Afrique du Nord. L’analyse scientifique de restes humains, suivant les méthodes de l’anthropologie physique naissante, a conclu à d’évidentes similitudes entre les Guanches et l’homme de Cro-Magnon, découvert peu de temps auparavant, et qui aurait émigré au sud pour atteindre le nord de l’Afrique et les îles Canaries (Quatrefages et Hamy, 1882, 96 ; Farrujia de la Rosa, 2010, 92-94). Ces études concluaient également à des similitudes avec les Berbères dont les origines et le type étaient considérées comme européens.

Les premiers énoncés sur l’origine des Canariens ont donc vu le jour au sein d’une historiographie française qui liait les premiers temps de l’archipel à son propre passé et à l’histoire européenne en général. Cet argument est de ce fait devenu le pilier central du discours scientifique sur les origines canariennes. On peut dire que l’historiographie des origines a été en quelque sorte colonisée par la métropole académique parisienne où furent formés quelques-uns des premiers archéologues canariens, comme Chil y Naranjo qui y étudia la médecine (Estévez González, 1989, 30-33 et 2008, 150 ; Farrujia de la Rosa, 2010, 78).


Crâne du Guanche du gisement de Barranco Hondo (Tenerife) (Quatrefages et Hamy, 1882, 509)





Comment définissait-on alors les Berbères ? Pourquoi sont-ils apparus sur la scène scientifique occidentale ? Et quel était leur lien avec les Canariens ? Les effets de la colonisation française de l’Afrique du Nord sont incontestables. Après 1830, une classification fondée sur des différences raciales s’est peu à peu imposée concernant les Canariens. Le qualificatif berbère (parfois sous la forme berber ou barbare), dont la définition était jusqu’alors imprécise, a peu à peu désigné un ensemble hétérogène de communautés (parmi lesquelles les Kabyles) avec des éléments communs (la langue, le type d’habitat, les coutumes, le droit, les caractéristiques physiques et raciales, la religiosité...) permettant de les distinguer des Arabes. Ces caractères s’inscrivaient également dans une échelle de valeurs où le Berbère occupait une place supérieure à l’Arabe, le premier se voyant attribuer des caractères permettant de supposer une intégration plus facile dans une civilisation européenne qui tentait de s’imposer en Afrique du Nord. Ces postulats ont été véhiculés sous la forme de ce qu’on a appelé le « mythe Berbère » (Lorcin, 1999, 2-3 ; Ould Mohamed Bara, 2002, 102 ; Ramos Martín, 2011, 99).

12Ces nouvelles identités berbère et arabe étaient la conséquence de la mise en place d’un discours colonial et raciste qui non seulement classifiait les populations mais justifiait aussi la domination des unes sur les autres. Les sciences, dont l’archéologie, l’histoire et l’anthropologie, et les scientifiques, liées au pouvoir, ont ainsi fini par construire la réalité qu’ils prétendaient décrire, et par articuler de nouveaux sujets coloniaux et de nouvelles identités (Boetsch et Ferrié, 1989 ; Lorcin, 1998 ; Ramos Martín, 2011).
 

Dans ce contexte, le Berbère ne s’est pas seulement transformé en objet politique mais est aussi devenu un objet historique, pour répondre à une demande de connaissances sur le passé et plus spécialement les origines. Cette historiographie active s’est constituée à partir d’un ensemble de prémisses coloniales appliquées au passé. Dans les travaux de la deuxième moitié du xixe siècle, l’hypothèse d’une race berbère issue de populations européennes (Celtes, Aryens...) a prédominé. On voyait comme autant d’éléments probants la peau blanche, les cheveux blonds ou roux et les yeux clairs des Berbères, mais aussi leurs mœurs et leurs usages qui semblaient proches de ceux qu’on attribuait à l’Europe : sédentarisme, propriété privée, monogamie, intelligence, neutralité religieuse, droit coutumier... (Ramos Martín, 2011, 105-107). Des éléments archéologiques (mégalithes, crânes, céramiques...) étaient interprétés dans le même sens. La dichotomie opposant le Berbère à l’Arabe a été transposée dans le passé, les Berbères faisant par ailleurs figure de peuple autochtone, à la différence des peuples étrangers (Celtes, Phéniciens, Carthaginois, Romains, Vandales, Turcs et Français) qui avaient en commun d’avoir dominé tour à tour les premiers. Le passé et les origines étaient ainsi lus en fonction de la réalité coloniale contemporaine. Transformé en négatif du colonisateur et en archétype de l’autochtone, le Berbère apparaissait dans l’histoire comme une entité éternelle et immuable. Dans le discours colonial, la berbérité s’est ainsi vu réduite à une entité unique, en marge de l’histoire.

Sabin Berthelot (1794-1880), naturaliste de formation et consul de France sur l’île de Tenerife, a été le premier à appliquer cette historiographie des Berbères au passé des Canaries. Dans ses publications, l’érudit français avançait que les Guanches, nom qu’il donnait aux premiers habitants des îles, avaient appartenu au « peuple », à la « famille », à la « nation » ou à la « race » berbère. Les arguments avancés pour défendre cette parenté étaient que Guanches et Berbères, en plus de leur proximité géographique et de leurs liens historiques, partageaient une « identité de race » (Berthelot, 1879, 55), transmise par héritage et perceptible dans certains de leurs aspects moraux, psychologiques, physiques et culturels (langue, toponymie, usages et coutumes). Cette parenté serait provenue d’une origine commune plongeant ses racines dans un « substrat libyque »4 : « Le Berbère est celui auquel nous rapportons toutes nos observations dans notre étude comparative avec les Guanches des Canaries. [...] C’est ce même peuple, ou du moins ses descendants, que nous retrouvons aux Îles Fortunées. […] Ainsi, sous quelque rapport qu’on l’envisage, nous le retrouvons avec les mêmes mœurs, les mêmes coutumes, le même langage et la même physionomie » (Berthelot, 1879, 53-54 et 77-78).

Portrait de Sabin Berthelot (Museo de Bellas Artes de Santa Cruz de Tenerife)

 


Établir cette parenté avait un triple corollaire. Le postulat que les Berbères possédaient un composant européen dans leur genèse raciale impliquait que l’on attribuât aux anciens Canariens les mêmes origines. C’était dire que les Guanches provenaient du continent européen, une thèse que la découverte de l’homme de Cro-Magnon n’avait fait que renforcer (Estévez González, 2008, 149). Cette parenté conférait aussi aux Guanches des caractéristiques généralement attribuées aux Berbères, comme l’atemporalité ou encore le faible niveau de civilisation. La nouveauté et l’importance de la thèse de Berthelot ne tenait pas seulement au fait qu’elle affirmait la berbérité des Canariens mais aussi à ce qu’elle transférait aux Canariens l’objet berbère construit par l’historiographie coloniale, y compris le mythe berbère et sa dichotomie raciale (Farrujia de la Rosa, 2004, 226-228 ; Estévez González, 2008, 147). L’historiographie canarienne a importé des débats élaborés à l’étranger. En faisant du Berbère une référence identitaire expliquant l’origine des Guanches, Berthelot ouvrait une voie menant à l’historiographie actuelle.
L’évolution du Berbère dans les Canaries : de l’historiographie nationaliste espagnole (1939-1975) à la « théorie méditerranéenne » (1975-2014)

Cette identification entre Berbères et Guanches est permanente dans l’historiographie des origines. On peut en trouver un bon exemple dans la période franquiste (1939-1975), lorsque la « préhistoire préhispanique » canarienne s’est inscrite dans une historiographie caractérisée par l’affirmation du caractère éternel de l’unité nationale espagnole. Les îles Canaries étaient présentées comme faisant partie du territoire historique espagnol de la même façon que les possessions coloniales espagnoles du Maroc et du Sahara occidental. Cet énoncé ultra-nationaliste voyait dans les cultures archéologiques nord-africaines (comme l’ibéro-maurusien et l’ibéro-saharien) un foyer culturel qui se serait propagé aux Canaries et à la péninsule ibérique. L’archéologue Pérez de Barradas affirmait ainsi que « la population aborigène des Canaries [était] racialement hamitique et plus concrètement berbère » (Pérez de Barradas, 1939, 8 ; Pericot García, 1955, 616). L’historiographie espagnole adaptait le sujet historique berbère forgé par les savants français mais, paradoxalement, sa parenté préhistorique avec l’homme de Cro-Magnon, vu comme français, était mise en question. Le Berbère, selon les chercheurs espagnols, ne descendait pas du cromagnoïde classique mais de sa manifestation africaine : l’homme de Mechta el-Arbi. Cela ne donnait cependant pas au Berbère une identité purement africaine, puisqu’il provenait de territoires espagnols et, en définitive, européens (Farrujia de la Rosa, 2004, 439 sq. ; 2010, 202-209).


La définition des identités collectives et l’explication de leur histoire ont été ici influencées par la raciologie plutôt que par la géographie. L’incidence de la première a été déterminante chez ces archéologues qui ont continué d’utiliser la race pour expliquer le peuplement des îles. Les types humains mechtoïdes et méditerranoïdes, en usage dans l’archéologie nord-africaine, ont été également identifiés aux Canaries par des anthropologues comme Fusté et Schwidetzky. Ces derniers actualisaient, avec une terminologie nouvelle, les divisions raciales définies par un Berthelot ou un Verneau. Bien que la relation du Berbère avec ces types humains préhistoriques n’ait pas été totalement éclaircie5, sa présence dans la préhistoire canarienne n’a jamais été mise en doute. Comme l’affirmait Fusté : « les peuples inhumés dans les tumulus de Gáldar constituent un groupe dépouillé de l’ethnie berbère continentale et ayant immigré vers l’île » (Fusté, 1962, 112).

À partir des années 1970, plusieurs facteurs ont perturbé les hypothèses antérieures sur le peuplement. Les premières datations absolues ont permis, tout d’abord, de dater le peuplement de l’île des siècles qui précédent ou suivent le début de l’ère chrétienne. L’origine des Canariens devait être donc recherchée parmi les Berbères, contemporains des Carthaginois et des Romains. Alors que le paradigme explicatif racial entrait en crise, la culture remplaçait la race comme catégorie explicative du peuplement et de l’histoire insulaire : la culture berbère était désormais l’expression choisie pour établir des parallélismes et des analogies avec le monde insulaire.

Cependant, en termes généraux, bien que la date présumée du peuplement se soit peu à peu précisée, les sources classiques n’ont pas été l’objet d’études exhaustives (Jiménez González, 2005 ; Chausa Sáenz, 2006 ; Tejera Gaspar, 2006). La documentation sur l’archéologie protohistorique de l’Afrique du Nord (très abondante, mais peu systématisée et rarement synthétisée) n’a pas été prise en compte. Les archéologues canariens n’ont pas entamé de recherches de terrain sur un continent africain généralement méconnu (Pellicer Catalán, 1971-1972, 47 ; Estévez González, 2008, 141). Les quelques comparaisons qui ont été tentées avec les sources historiques et archéologiques du continent sont souvent restées très générales (González Antón, 1975 ; González Antón et Tejera Gaspar, 1981, 36-37 ; Martín de Guzmán, 1984, 467-503).

Cela explique en partie la mise en place d’une méthodologie comparative avec les Berbères modernes ou plutôt avec le Berbère comme sujet atemporel (González Antón et Tejera Gaspar, 1981, 42-43 ; Tejera Gaspar et González Antón, 1987, 47-48, 55-56 ; Sabir, 2008). Cette méthodologie, revendiquée comme nécessaire pour connaître l’histoire et l’archéologie canariennes (Martín de Guzmán, 1984, 555), a apporté une solution devant le manque de connaissance des anciennes cultures du Nord de l’Afrique et l’incapacité à établir des comparaisons entre la réalité canarienne et des groupes précis de Berbères (Pellicer Catalán, 1971-1972, 47 ; Cabrera Pérez, 1989, 34 ; Jiménez González, 1990, 24).

À notre avis, il ne faut pas interpréter les difficultés que les historiens ont rencontrées pendant la période franquiste pour définir biologiquement les Berbères puis, plus tard, pour identifier des sujets berbères susceptibles d’être l’objet de comparaisons, comme la conséquence d’obstacles méthodologiques, empiriques ou documentaires. Le problème réside plutôt dans la dépendance des études vis-à-vis d’une identité berbère articulée un siècle auparavant. La certitude que les Berbères avaient conservé tout au long de leur histoire, leurs structures sociales, leur imaginaire culturel et leur culture matérielle permettait de les réduire à une seule et unique entité, en ignorant leurs profondes transformations au cours du temps. Ces thèses, héritées de l’historiographie coloniale, ont été adoptées par les chercheurs canariens, au prix d’anachronismes et de généralisations. On a pu ainsi écrire que les îles étaient le reflet d’une « culture berbère clairement archaïque », puisque « dans la propre disparité culturelle berbère nous devons voir et expliquer l’existence des différentes cultures canariennes » (Tejera Gaspar et González Antón, 1987, 32-33 ; Jiménez González, 1992, 22). La dépendance de cette catégorie identitaire, naturalisée par les chercheurs, explique l’absence de comparaisons guidées par des cadres chrono-spatiaux plus précis, et l’éternelle recherche de traits communs à ces communautés. De cette manière, les historiens de l’archipel ont perpétué la représentation coloniale du Berbère, en lui donnant un rôle identique à celui dont l’avait affublé l’historiographie française et en attribuant aux indigènes canariens, une série de contenus culturels provenant de cette identité d’origine.

Cependant, au sein de cette tendance générale encore présente de nos jours, il existe un point de rupture marqué par la découverte de la Piedra Zanata. Trouvée en 1992 dans le nord de l’île de Tenerife, cette pierre présente sur un de ses côtés une inscription de trois caractères qui pourraient être rapprochés des signes libyques et qui ont été lus comme étant ZNT, ce qui a permis de les rapprocher de la tribu berbère des Zanata (Muñoz Jiménez, 1994). La Piedra Zanata a marqué l’opinion publique et scientifique insulaire, puisqu’elle venait confirmer la provenance berbère des premiers habitants de Tenerife. Cependant, les circonstances troubles de sa découverte lui ont fait perdre sa crédibilité au point qu’une grande partie de la communauté scientifique la considère aujourd’hui comme un faux. Toutefois, elle a représenté pour quelques chercheurs, en particulier au sein de l’équipe du Musée archéologique de Tenerife, le point de départ d’une ligne de recherche. Ceux-ci avancent que le peuplement des îles est le fruit de l’action colonisatrice de populations phéniciennes et puniques qui y auraient déporté des habitants de l’Afrique du Nord pour l’exploitation de ressources naturelles associées à la pêche (González Antón et al., 1995 ; González Antón et Del Arco Aguilar, 2007). Au-delà des débats parfois polémiques que cette hypothèse a suscités entre les historiens canariens (Hernández Gómez et al., 2004-2005 ; Baucells Mesa, 2005 ; Navarro Mederos, 2005 ; Velasco Vázquez et al., 2005 ; Tejera Gaspar et Chávez Álvarez, 2011), nous aimerions ici nous arrêter sur la façon dont ces auteurs ont perçu l’identité berbère.

Piedra Zanata (26,1 cm x 5,5 cm x 5,4 cm, Museo Arqueológico de Tenerife, inv. n° 1172)

 
Dans leurs premiers travaux, ces chercheurs définissent, pour les temps initiaux de l’histoire canarienne (en l’occurrence la protohistoire), un contexte dans lequel les Berbères, premiers Canariens, sont soumis aux plans coloniaux des Phéniciens et des Puniques. Ils appliquent ainsi la dichotomie classique de l’historiographie coloniale intégrée par les Berbères colonisés (González Antón et al., 1995, 206). Dans des travaux postérieurs, ces mêmes auteurs remettent en question la catégorie de Berbère à cause de son héritage colonial, proposant comme alternative l’emploi de « Libyco-Phéniciens » (Del Arco Aguilar et al., 1998, 69) puis, avec des réserves, celle d’ « Amazhig » (sic) (González Antón et Del Arco Aguilar, 2007, 25). Ils entendent désigner ainsi une identité résultant d’un processus d’ « hybridation » (González Antón et Del Arco Aguilar 2007, 26) ou de « symbiose » (Atoche Peña, 1997, 46), qui aurait eu lieu au nord du continent africain entre autochtones et colons méditerranéens. Par-là, ils dépouillent en partie l’identité berbère/amazighe de sa composante africaine pour la considérer comme une entité métisse, réceptrice d’influences puniques ou romaines. Les autochtones nord-africains, arrivés aux Canaries, seraient déjà entrés en contact avec des civilisations méditerranéennes. Leur identité ne serait donc pas purement africaine. De même, la diversité et le changement historique au sein du monde berbère sont vus comme des effets de cette interaction culturelle. Cette interprétation, qui implique un changement significatif par rapport aux lectures traditionnelles des historiens canariens, représente d’une certaine manière un retour au Berbère méditerranéen typique de la narration coloniale et une tentative pour attribuer à l’identité canarienne des origines plus prestigieuses (Hernández Gómez et al., 2004-2005, 179 ; Velasco Vázquez et al., 2005, 51 ; Estévez González, 2008, 151).

Dans les travaux qui s’inscrivent dans le courant « traditionnel » aussi bien que dans ceux qui représentent le courant « méditerranéen », la façon de nommer les identités est généralement imprécise. On utilise alternativement les termes « Libyco-Berbère », « Berbère », « Libyque » ou encore « Paléo-Berbère », sans préciser pourquoi, ou comme s’ils étaient synonymes. Ces usages reflètent, d’une certaine manière, la survivance des modèles coloniaux ainsi que le peu de réflexion théorique sur ce sujet, à la différence de certains auteurs nord-africains (Ghaki, 2005). Pourtant, l’usage du terme Berbère tend à s’effacer devant celui d’Amazigh dans l’historiographie académique et scientifique insulaire, spécialement chez certains auteurs, en écho aux transformations de l’historiographie nord-africaine (Reyes Garcia, 2004 ; Farrujia de la Rosa et al., 2009 ; Farrujia de la Rosa, 2010, 74-77). Mais pourquoi cette transformation se produit-elle aux Canaries ? Qui sont ces Amazighes, et pourquoi trouvent-il place dans l’historiographie de l’archipel ?
L’émergence de l’amazigh et sa répercussion aux Canaries
 

Cette introduction de l’identité amazighe aux Canaries est un phénomène tardif dans l’historiographie savante des îles. Elle provient cependant d’une histoire antérieure liée à l’émergence d’un nouveau discours sur l’identité canarienne qui a redéfini aussi son lien avec la berbérité. Cette transformation commence à se produire à la fin de la période franquiste, un moment de grande effervescence sociale qui a donné naissance à des mouvements et des sentiments qui proclamaient la nécessité de revendiquer une identité canarienne.

Parmi ces phénomènes sociaux, émerge le nationalisme de deuxième vague (nacionalismo de segunda ola)6, défendu principalement par Antonio Cubillo (1930-2012), un avocat qui a fondé le Mouvement pour l’autodétermination et l’indépendance de l’archipel canarien (MPAIAC) et en a été le principal dirigeant. Exilé en Algérie, où il avait maintenu des relations avec plusieurs leaders politiques africains qui militaient pour la décolonisation, Cubillo affirmait une réalité ethnique et nationale canarienne dont le devenir historique aurait été brisé par le colonialisme espagnol. Un de ses objectifs principaux était d’élaborer un discours nationaliste et indépendantiste où l’histoire était interprétée en termes anticoloniaux et antiespagnols et où le passé précolonial, c’est-à-dire la période antérieure à l’arrivée des Espagnols, était mis en avant, comme berceau du passé national. Cette mise en valeur de l’origine s’est nourrie de deux concepts fondamentaux : le guanchisme et l’africanisme (Cabrera Acosta et López Trujillo, 2011, 237-238).
 

Le guanchisme, qui défend la survivance « raciale », « génétique » ou « culturelle » du Guanche parmi les Canariens actuels, en a fait le symbole de la résistance et le noyau de l’identité nationale (Gari Montlor-Hayek, 1992, 58 ; Estévez González, 1996, 11-12). L’africanisme, argument clé de la stratégie diplomatique du MPAIAC, a avancé que les « Canaries faisaient partie de l’Afrique » (Cubillo, cité par Cabrera Acosta et López Trujillo, 2011, 234). De fait, les îles constituaient une communauté ethnique et nationale reliée spatialement et historiquement au continent. L’autochtonisme et l’africanisme incorporaient ainsi l’appartenance berbère, composant de base de cette identité canarienne renouvelée. Bien que cette parenté ait été depuis longtemps affirmée, il s’agissait désormais d’un message endogène qui donnait à cette relation des contenus et des sens nouveaux (comme l’affirmation de l’africanité des Canariens). Berbères, Guanches et Canariens étaient donc étroitement liés, historiquement, culturellement, linguistiquement, et provenaient de la même souche, voire de la même lignée. Pour le nationalisme canarien, le Berbère est un nouveau frère, de la même manière que le Guanche est son ancêtre.

Un des objectifs clés de ce mouvement nationaliste a été de réviser les historiographies traditionnelles pour redonner aux Guanches un rôle au sein du récit historique. Ce renouvellement a été impulsé par une historiographie militante : Antonio Cubillo, Pablo Quintana, Hermógenes Afonso (alias Hupalupa) ou Manuel Suárez Rosales ont défendu la nécessité de rédiger une nouvelle historiographie nationaliste, africaniste et anticoloniale, qui exalterait une tradition ancestrale qu’il fallait récupérer (Amasik, 1985a, 87).

Dans cette perspective, on assiste, plus particulièrement depuis les années 1980, au remplacement progressif du terme berbère par le terme amazigh. On peut expliquer cette substitution par l’influence des mouvements berbéristes, notamment à la suite du « Printemps berbère » de 1980 en Algérie. Ils ont en effet milité en faveur de la reconnaissance de l’identité berbère et redéfini les manières d’exprimer cette appartenance. Ils ont considéré qu’il fallait préférer une forme propre d’autodénomination (amazigh), à un terme péjoratif en usage à l’époque coloniale. Il s’agissait aussi de combattre une idéologie arabo-islamique hostile à une reconnaissance politique de la différence amazighe dans les États du Maghreb (Bounfour, 2006, 162). Le mouvement amazigh prétend réviser les historiographies officielles et redonner toute sa place à l’amazighité au sein des récits historiques. Il situe ainsi l’amazighité au centre de la narration historique en même temps qu’il tente de se constituer comme sujet politique dans ces pays. La Charte d’Agadir (1991) ou le Manifeste berbère (2000) (Tilmatine, 2007, 236-237, Chaker, 2008, 172-173) formalisent ces revendications. Cette nouvelle histoire conçoit l’identité amazighe comme une ethnie et une nation à part entière, construite sur la base d’éléments linguistiques, territoriaux, archéologiques et symboliques extraits notamment du passé préromain et préislamique (Maddy-Weitzman, 2006 ; Lauermann, 2009 ; Pouessel, 2010 ; Oiry-Varacca, 2012, 49-51).


Les militants indépendantistes canariens ont été sensibles aux transformations socioculturelles du continent africain et ils ont suivi de près ces changements. Certains ont même voyagé ou séjourné dans le nord de l’Afrique et plus particulièrement en Algérie où ils se sont intéressés à la culture berbère et où ils sont entrés en contact avec des membres importants et actifs du Mouvement culturel berbère (MCB)7. L’adoption du terme amazigh témoigne de cette influence, confirmant la réceptivité des auteurs insulaires vis-à-vis d’identités créées à l’extérieur. Les nationalistes canariens n’ont pas seulement établi un lien direct avec le mouvement berbériste. Ils ont également partagé avec lui le sentiment qu’il était nécessaire de construire une histoire nationale indigéniste avec pour pierre angulaire l’identité ethnique. Cette incorporation de l’amazighité devait permettre d’intégrer les Canariens dans une communauté ethnique plus vaste au sein de laquelle il était possible de partager un même récit des origines, et de définir des objectifs politiques qui puissent être communs.


L’écrivain et essayiste Pablo Quintana (alias Afriko Amasik) illustre bien cette transformation. Il définit les Canaries comme « notre nation africaine et amazighe [sic] » (Amasik, 1985b, 7). Cet héritage culturel lui « apparait profondément acceptable non seulement parce que la majorité des Canariens peuvent se sentir amasikes mais aussi parce que l’amasikité ou l’amasikisme est un héritage des plus dignes d’étude au sein du patrimoine culturel de l’humanité. Les Amazikes canariens ont la chance de n’avoir jamais été appelés Berbères, chose qui a facilité la reprise de notre véritable nom » (Amasik, 1985c, 196). Hupalupa, écrivain et homme politique, ajoute : « ([...] la population est donc amasik ou de descendance amasik [...]. Les aborigènes africains des Canaries, nos ancêtres, nous ont laissé les preuves de la survie d’un peuple, dans la toponymie (très abondante), dans la tradition orale, dans l’anthropologie culturelle et dans les merveilleuses déclarations aux chroniqueurs de l’époque, les preuves qui désignent publiquement l’origine continentale indiscutable des populations qui ont peuplé [...] le Tigzirin Tinakariyin [îles Canaries] » (Hupalupa, 1987, 23 et 26-27).

Antonio Cubillo dans une séance du Congreso Nacional de Canarias
(Collection personnelle d’Antonio Cubillo, image communiquée par Zebensui López)

 


Dans ce projet qui a affirmé l’« amazighité » des Canariens, il est indispensable de « sauver le tamazight », cette « belle et ancienne langue parlée par nos ancêtres aborigènes » (Ataram, 1982, 3) pour que « nos compatriotes qui n’ont pas acquis encore une conscience ethnique suffisante [...] sentent, comme nous, le besoin de récupérer le principal patrimoine ethnique de nos ancêtres » (Suárez Rosales, 1989b, 11). Fruit de cet intérêt, les dictionnaires, grammaires et vocabulaires ont proliféré, avec en particulier la publication de listes d’anthroponymes guanches8. De même, revues, journaux, associations et groupes culturels sont nombreux à avoir intégré dans leurs contenus quelques textes, quelques messages ou quelques devises en langue berbère, à avoir employé l’alphabet tifinagh et remplacé les noms des îles par leurs équivalents en langue guanche et à avoir inclus les symboles berbères comme iconographie propre. Nous pouvons citer les exemples du « Z » amazigh adopté comme emblème par le Congreso Nacional de Canarias9 ou celui du drapeau amazigh, transformé en symbole habituel de l’iconographie de l’indépendantisme canarien depuis sa création en 1997 lors du Ier Congrès mondial amazigh, à Tafira, dans l’île de Grande Canarie, événement qui a permis la reconnaissance officielle et internationale des Canariens comme membres de cette communauté ethnique (Kratochwil, 1999, 151-152 ; Ait Kaki, 2004, 275).

Il faut cependant rappeler que ce message nationaliste est toujours demeuré à la marge de l’activité politique parlementaire. Après la promulgation de la constitution démocratique de 1978, les Canaries ont été intégrées dans l’« État des autonomies ». Depuis, le parlement canarien et les gouvernements autonomistes ont été contrôlés par les partis politiques espagnols et par un nationalisme canarien conservateur. Au contraire du nationalisme indépendantiste, ces partis ont toujours défendu la permanence des Canaries dans l’espace politique espagnol et sa pleine adhésion à l’Union européenne. Cela explique qu’ils se soient souvent démarqués des messages berbéristes et africanistes promulgués par l’indépendantisme, tandis que l’hypothèse d’une colonisation méditerranéenne permettait d’élaborer un récit historique sur le passé canarien parfaitement compatible avec ce contexte européiste. La narration historique diffère donc selon les auteurs et leurs relations au pouvoir. Cependant, le message sur l’identité canarienne qu’a porté l’ « indigénisme » construit autour du guanche par le nationalisme indépendantiste a dépassé les limites de la politique, pour toucher la société et la culture. Dans ce sens, le succès de ce message chez les Canariens a impliqué la progressive acceptation du guanche et du berbère dans les représentations de l’identité culturelle canarienne.
Une origine perdue ?

On peut expliquer la solidité de la référence aux Berbères dans l’historiographie des origines canariennes par de multiples raisons. Une série de conditions objectives ou logiques peuvent être énumérées, comme la proximité géographique ou encore les similitudes culturelles et matérielles entre les deux collectivités. Mais les éléments tangibles (artefacts, crânes, corps, proximité géographique, textes, « races », langues...) qui ont servi de matière première dans cette construction identitaire ne suffisent pas à l’expliquer. Ses raisons doivent être recherchées ailleurs. Et plus concrètement dans la mise en place d’une série de théories et de catégories d’un discours engendré durant la période coloniale, qui a ordonné et donné sens à toutes ces traces matérielles. Les définitions du Berbère comme sujet unique, éternel ou atemporel, qui existe seulement en fonction des autres et qui incarne l’autochtonie, sont des descriptions qui ne proviennent pas directement des matériaux d’analyse, mais du discours qui établit les signifiants correspondants. Par exemple, la mise en place d’un schéma théorique dichotomique qui classifie les habitants des colonies entre « colonisateurs » et « colonisés », a eu pour effet la négation de toute diversité parmi les berbérophones, en lui substituant une entité identitaire unique. Des éléments similaires du type linguistique, culturel et « racial » ont facilité cette simplification.

De cette manière, c’est d’abord dans les bagages des chercheurs français que le « Berbère » est arrivé aux Canaries où il a pris bonne place dans le récit d’origine de l’archipel. L’imaginaire colonial qui a construit le Berbère a contaminé ainsi le Guanche. Ce dernier est non seulement devenu un collectif d’origine berbère, mais il a adopté également toutes ses caractéristiques. Nous avons cependant vu comment, malgré la persistance du lien entre ces deux identités, les signifiants qui ont été attribués ont varié dans le temps. Qu’il ait été construit à partir de la langue, de la race, de l’ethnie, de la culture ou de la nation, le Berbère est resté l’ancêtre primordial du Guanche. Lorsque de nouveaux discours se sont imposés, ce lien s’est non seulement maintenu mais il fut encore renforcé.
 

Seule la mutation du Berbère en Amazigh a infléchi cette trajectoire historiographique. Une transformation qui reflète la remise en question par les Imazighen des valeurs négatives associées au berbère. D’objet historique passif, l’Amazigh est devenu un sujet actif qui s’est positionné au centre de l’histoire et est devenu le protagoniste d’un passé qui n’avait plus besoin de peuples étrangers pour l'expliquer. Cependant, dans ses grandes lignes, le discours postcolonial amazigh n’a pu se détacher tout à fait des catégories générées par le colonialisme. La définition essentialiste du Berbère se retrouve en effet dans l’Amazigh. L’un et l’autre sont vus comme des entités « uniques », « naturelles », « réduites » dans le temps et dans l’espace, incarnant l’autochtonie, et ayant des origines très anciennes. L’identité amazighe, même si elle a été utilisée face au discours colonialiste, n’a pas pu se détacher d’un des principaux ressorts de celui-ci : la construction de sujets et d’identités (Ramos Martín, 2011, 94-95 ; Oiry-Varacca, 2012).
 

Dans ce sens, les identités que nous avons analysées ont non seulement été construites dans des contextes politiques bien définis mais l’ont aussi été par le pouvoir au sens foucaldien du terme. Les disciplines académiques (et plus concrètement les sciences humaines et historiques) ont été l’expression scientifique de ces relations de pouvoir et ont parfois apporté des preuves et des postulats qui ont soutenu les thèses politiques. Dans le cas des Guanches, leur relation avec les Berbères a été médiatisée par la mise en place de plusieurs discours, mais aussi par l’incidence de certains messages politiques (coloniaux, espagnolistes, nationalistes, africanistes, européistes) qui ont inclus ces identités dans leurs rhétoriques. Le résultat a été l’instrumentalisation du Berbère et du Guanche, toujours conçus d’un point de vue essentialiste, y compris dans l’historiographie.

Dans le cas des études historiques, se pose alors un problème méthodologique : le transfert des identités contemporaines au passé pour expliquer les phénomènes historiques. Berbère et Amazigh sont des catégories historiques et historiographiques articulées en deux moments de la modernité, déterminées par leurs propres variables discursives, et non des entités naturelles qui existent en marge du discours. Affirmer cela ne met pas en doute la réalité historique ni ne questionne les matériaux objectifs sur lesquels sont construites ces identités. Dans ce cas, il n’est pas question de la véracité ou de la réalité historique mais de la façon dont elle a été représentée. Les catégories identitaires qui tentent de décrire le passé sont précisément les conséquences du discours moderne et non des entités naturelles.

Mais ce n’est pas le seul problème qu’on peut identifier. Nous avons vu que l’historiographie des origines des Canariens et la construction de leur identité se sont faites par l’intermédiaire des catégories créées durant le colonialisme ou à son encontre. Cette historiographie a reçu, directement ou indirectement, l’empreinte de discours métropolitains ou étrangers, l’historiographie canarienne ayant toujours ressenti la nécessité de recourir à l’étranger pour expliquer son passé et sa propre genèse comme peuple ou nation. Dans cette nécessité (ou plutôt cette dépendance), le Berbère a été le recours le plus utilisé, mais il n’a pas été le seul. D’autres peuples ont été invoqués à propos de l’origine des Canariens, et on a pu vouloir intégrer le passé insulaire dans l’histoire ancienne de la Méditerranée.

Nous ne pouvons donc pas ignorer la répercussion sur l’archipel d’un concept colonial comme celui de « race », alors même que le racisme comme paradigme explicatif de la diversité humaine était en crise depuis des décennies. Maintenu sous couvert de science, repris par un mouvement nationaliste qui avait besoin de justifications scientifiques pour étayer son discours, cet essentialisme n’a pas disparu. Alors que le Berbère, l’Amazigh ou le Guanche ne sont plus depuis longtemps présentés comme des races, c’est sous la forme de recherches sur les gènes que cette conception essentialiste resurgit (Maca Meyer, 2002 ; Fregel Lorenzo et al., 2009 ; Fregel Lorenzo, 2010).

Ce rattachement de l’origine à un gène, comme la thèse raciste à son époque, semble s’appuyer sur des preuves matérielles objectives. Le problème réside dans le fait que les qualités de ce matériel biologique sont transférées à des identités qui sont considérées comme des entités naturelles, mais qui sont en réalité historiquement construites. S’il est déjà hasardeux, méthodologiquement parlant, de transposer des identités historiques dans le passé sans prendre en compte la manière dont elles ont été articulées à chaque moment historique, le problème est encore plus grave lorsque ces identités sont considérées comme des éléments naturels détectables à travers des crânes, des os ou des gènes. Les chercheurs ont donc cru que les identités historiques qu’ils utilisaient provenaient de la nature (et non de l’histoire). De nouveau, les données matérielles sont conçues comme les preuves de l’existence de sujets qui ont été historiquement articulés. Et, de nouveau, nous ne pouvons échapper au colonialisme et aux historiographies qui ont imposé des identités comme celles que nous avons étudiées ici. L’essentialisme perdure.
 

C’est bien le signe d’un constant besoin de chercher des essences qui indiquent l’origine, des réponses qui révèlent l’identité. Un besoin d’histoire ? Dans le cas des Canariens, cette recherche a obligé à regarder au-delà des mers. Les Canariens auraient-ils toujours besoin d’une référence extérieure pour expliquer qui ils sont ? Leurs origines et leur histoire seront-elles toujours dépendantes d’identités venues d’ailleurs, qu’elles soient berbères, phéniciennes, puniques ou romaines ? L’archéologie, l’histoire ou l’anthropologie suffisent-elles à fournir des réponses ? Ces questions continueront à se poser et les réponses seront peut-être plus floues puisque, en réalité, l’historiographie n’explique pas que nous sommes ce que nous étions hier, mais plutôt que nous avons été hier ce que nous sommes aujourd’hui. Pour cela, la recherche de nos origines sera toujours la recherche sans fin d’une origine perdue. 

 
Josué Ramos-Martín

La source :  https://anneemaghreb.revues.org/2056

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